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Non la lecture mais la mise en voix en espace sur scène ou la performance

 

 

... Un jeune ami réagissait avant une lecture de poésie et me disait. « Il n'y a que des vieux assis derrière cette table !, ce devrait être des jeunes » Loin de condamner sa non connaissance totale de la poésie, on peut considérer ces paroles comme lourdes de sens. La poésie telle qu'elle se présente trop souvent aujourd'hui est obsolète. Non seulement les textes - la poésie n'a pas le polar, de poésie « noire », ou n'est pas mise en avant, « médiatisée », la poésie n'a que la poésie, bloc monolithique, mastodonte : la POésie -, mais aussi la manière de les mettre en voix, en espace, en un mot : de les mettre sur la scène.

Car le poète n'est pas obligé de lire assis, il peut aussi, comme l'homme l'a fait, se lever, bouger, etc. Et quel autre concept peut représenter cette nouvelle vision de l'acte de mise en public du poème que celui de performance ? En lui empruntant certains éléments et pas forcément tout, c'est-à-dire en étudiant la question de l'apport d'autres arts à la prestation de poésie. Car quand un écrivain, un poète, monte sur une scène, même si c'est pour s'asseoir à une table de lecture, n'est-ce pas déjà une intervention scénique ? Après une première mise en question de la lecture de poésie, après le où ? qui l'a suivie, c'est aborder aujourd'hui le comment. Plus que la lecture elle-même on a vu que c'était l'acte public qui n'existait plus. Mais c'est peut-être aussi l'événement et sa volonté de le créer, qui ont disparus. Le poète n'a aucun recul sur ce qu'il fait (2ème chronique). Il ne fait rien pour prendre sa place dans le monde (3ème chronique). Il montre à nouveau par cette non-avancée, par ce refus de la mise en espace, son étroitesse d'esprit.

Et voilà ce que ça donne. Michael Lonsdale qui a mis en scène un spectacle sur Saint-John Perse - Exil, interprété par Edwine Moatti qui est à l'initiative du projet, en 1987/88 - et qui, passant au théâtre de notre petite ville de province, fait dire un soir à mon amie. « Les lectures de poésie ? Ah oui, la seule que j'ai vue : je me suis en­nuyée ! C'était long ! » La poésie au théâtre ? Il y aurait beaucoup à dire. A commencé par les spectacles poétiques montés par ces théâtres parisiens bien intentionnés, qui cherchent à se refaire une santé sur le dos de la poésie. A chaque commémoration tous y passent !, de Rimbaud à Cendrars. Et souvent c'est une catastrophe ! Le problème ? Ce n'est pas de la poésie mais du théâtre !, qui ne peut que desservir la poésie, celle qui s'écrit (qui s'écrie).

Alors, la performance. Voyons deux « lectures-rencontres » qui se sont déroulées à la Maison de la poésie de Paris, une bonne et une mauvaise. La première sur Jean Breton - jeudi 7 novembre 1991 -, est superbe ! Voilà une lecture, une vraie, capable d'attirer le public. Yves Gasc avec sa pratique de la comédie lisait superbement bien, avec des variations à chaque texte lu. On a vraiment envie en repartant de s'acheter les recueils et de relire les textes, seul, dans le silence de sa conscience. Voilà une lecture qui fait avancer les choses. Dans la deuxième lecture-rencontre - jeudi 20 février 1992 -, Alain Bestier et Dominique Joubert s'essaient sur Yves Martin. Une catastrophe ! Pourquoi l'une a été superbe et l'autre nulle ? Il y avait manifestement dans la première un souci de la mise en voix, mais dans la deuxième ! Lectures plates, hésitations, présentation brouillonne, discours incompréhensibles... Mais il y a un public bon sang, et pas forcément constitué que des seuls poètes !!! Il faut fuir la causerie entre spécialistes qui souvent, bien trop souvent, sont de piètres orateurs ! La deuxième ? Le type même de la non-performance. Performance comme performer, interpréter. Et de constater que si la chose la plus importante est bien la mise en voix, il y a aussi ce qui la borne (débat, présentation...).

Lire, mais reste à voir le comment, reste à ne pas retomber dans les écueils déjà soulevés. Par exemple, de la seule poésie romantique. Et pour cela on peut passer en revue les belles réussites. Tel ce vieux disque vinyle que je me suis empressé de copier, textes de Cendrars dits par V. Messica, sur un accompagnement musical de J.P. Limbour. Ou encore ce C.D. l'Inconnu me dévore, texte de Xavier Grall merveilleusement mis en voix par Yves Branellec sur un accompagnement musical « à la France Culture » (distribué par Keltia Musique). Il y a sûrement d'autres trésors à déceler dans ce domaine. Henri Meschonnic étudie par exemple quelques enregistrements, même s'ils sont anciens, dans la partie « le Poème et la voix » de sa superbe étude Critique du rythme (Verdier, 1982, réédition 1990), étude qui peut se révéler précieuse même pour le néophyte. L'écueil à éviter : la théâtralisation, et la dramatisation excessive de la voix. Les poètes américains semblent l'avoir compris, eux qui sont de « véritables professionnels de la voix », et qui emploient « ni la lecture intimiste du solitaire, ni la lecture théâtrale », précise Jacques Roubaud (Encyclopaedia universalis). Et pour l'illustrer, on peut citer la belle voix de Franck Venaille. Venaille, comme Bernard Noël, sait lire ses textes.

Mais la voix peut aussi être travaillée par le corps, créant l'événement, s'approchant de la performance. C'est le travail d'Yvon Le Men. Telle sa lecture de textes du même Xavier Grall au Centre d'Action Poétique - 2 décembre 1991, Crypte de la Madeleine. Yvon Le Men a donné une lecture  habitée,  pleine d'émotion - il lit debout, mais la proximité de relation due à la petite salle explique peut-être que -, et a fini... avec une extinction de voix, tellement il s'était donné à la tâche ! Mais il y a aussi les tritureurs et expérimentateurs en tout genre. Tel cet auteur et metteur en scène russe Vladimir Sorokine qui a effectué une formidable lecture à la deuxième Biennale du théâtre contemporain de Bonn en 1994 (rediffusée par Arte). Assis, puis debout : un travail extraordinaire sur les sons de la langue, sur sa musique. Chuchotements, rythme, puis grondement qui s'amplifie : vraiment superbe ! Sorokine rappelle le meilleur de Christian Prigent. Prigent, qui est un des rares à réfléchir sur la mise en voix de la poésie. Voir son texte « la Voix-de-l'écrit » (1987, rééd. dans l'Écriture, ça crispe le mou..., Alfil 1997). Et d'admettre, que la performance est ce qui manque à toute lecture plate, que la lecture et la performance, sont indissociables.

Mais outre l'attention portée à la voix, on peut aussi prêter attention à la mise en espace, à une montée sur scène, sur la scène. Car performance sous-entend aussi intervention vivante, pouvant investir la rue, piétonne par exemple. Et c'est là qu'une recherche comme celle de Serge Pey - taper du pied, utiliser le corps afin de travailler la sortie son du poème, technique du pied qu'on retrouve aussi chez les poètes américains des readings -, peut s'avérer fructueuse. Le travail de l'oralité, les techniques du « performeur », sont autant de moyens capables d'investir la rue, mais aussi n'importe quel autre lieu. Et pour que la poésie en soit capable, et puisse ainsi toucher des publics de plus en plus divers, il n'est pas inutile, voire même indispensable, de penser espace. Alors là encore, l'application à la poésie de l'essai d'Antonin Artaud le Théâtre et son double apporte de nombreux enseignements. Il y décrit en effet sa vision d'une nouvelle mise en scène. Avec, « spectateur au milieu tandis que le spectacle l'entoure », sonorisation, lumières, mais aussi action et dynamisme qui « loin de copier la vie, se met en communication avec des forces pures ». Il lance également l'idée de « scènes multiples ». Mais parfois, ce sont les traditions populaires qui apportent les réponses nécessaires. Comme ce fut le cas pour le dramaturge algérien Abdel Kader Alloula, qui modifia sa démarche après avoir constaté que les paysans se regroupaient instinctivement en rond autour des comédiens lors de ses premières représentations en terres rurales. Habitudes ancestrales issues des conteurs ? Alloula privilégia alors la parole et l'écoute plutôt que les artifices de la représentation, jusqu'à dépouiller totalement la scène jusqu'à ôter complètement tout décor. Ce qu'il faut arriver à faire : mettre la poésie en espace, avec des innovations spatiales, orales, aussi bien que scéniques. La mettre en espace, sans toutefois quitter la poésie, je vais y revenir.

Mais on peut aller encore plus loin dans la mise en espace, cette fois en intégrant à la lecture de poésie l'interaction d'autres arts. Prenons l'exemple du cirque qui lui aussi a dû se transformer pour continuer à exister. On peut être très surpris lors de sa première découverte du cirque canadien le Cirque du soleil de ses multiples innovations de mises en scène proches de l'opéra rock : on bascule d'un seul coup dans le cirque contemporain. La troupe Gosh qui elle se produit sur scène comme un groupe de rock offre un panaché entre le cirque et le rock tout aussi superbe ! Alors, de répéter une nouvelle fois : pourquoi le cirque a-t-il effectué sa nécessaire mutation, et pas la poésie ? Car voilà chez les poètes, bien rare est l'acceptation de cette idée d'association de la poésie et de la performance, et en particulier de la poésie avec les autres arts : plastiques, musical, chorégraphique, théâtral, de cirque... Proposez cette idée à l'un de vos amis poètes et vous aurez en guise de réponse un grand silence, qui en dit long ! La poésie aurait-elle peur de perdre son âme ?, de se noyer ou de s'évaporer totalement, au point de ne plus exister ? Mais comme le dit fort bien le dicton, la peur n'évite pas, mais vraiment pas, le danger. Puisque à refuser d'évoluer, elle n'existe tout simplement plus ! La performance est la vie. La poésie à la refuser, reste morte et bien morte. Une nouvelle fois le poète est bien flou. Car cette énorme peur est totalement injustifiée si toutefois on garde à l'esprit de toujours laisser le poème premier.

Mais il faut maintenant s'arrêter sur le mot performance. Car enrichir son sens en le déclinant avec toutes les richesses que peut offrir la langue n'est pas suffisant. Ce mot incline bien vite à associer le propos tenu avec le mouvement artistique appelé du même nom. D'ailleurs, nombres de poètes n'ont pas hésité à sauter le pas sans plus y réfléchir, amenant la confusion dans la tête de chacun ainsi que dans la leur. La performance ? Tout à fait ce que fait Joël Hubaut - c'est Jean-Jacques Lebel, le créateur du festival Polyphonix, qui a importé la mode du happening et de la performance en France. Dans le même esprit que Joseph Beuys. Totalement abracadabrant ! Certaines de ces soirées sont annoncées pour être des soirées poétiques. Ce serait plutôt de l'art vivant ! Loin loin, bien loin de la poésie. Et redire, de ne pas trop en faire, et de ne pas aller trop loin : cela nuit à la poésie.

Comme avec les Métalovoice, ces ex-Tambours du Bronx, qui annonçaient des textes de René Char et des citations de Maïakovski dans leur spectacle Do hit (1996-97). Tiens, ce serait une bonne idée pour attirer les jeunes à la poésie. Seulement l'os est de taille ! Aucune parole n'est compréhensible. Elles sont toutes complètement couvertes par les rythmes de tambours, portes-voix électriques et autres bruits stridents de plus de 130 dB ! Alors, où est la poésie ? Dans le néant complet. Que de la musique ! Avec une poésie qui pèche par un excès ou par un autre, entre la passivité et le débordement complet !

Comment porter sur scène la poésie sans la déformer, reste un problème. A résoudre. Avec toutefois l'expérience acquise, de ne tout simplement pas tourner au spectacle. Pourtant les idées et voies de recherche sont nombreuses, pour qui est prêt à innover quelque peu et aller de l'avant. Et on le sent bien : c'est aux poètes, et à eux seuls, que revient la lourde tâche de faire évoluer la poésie, pour qu'elle soit enfin à la place qui devrait lui revenir d'office, c'est-à-dire dans les premières, au même titre que les autres arts, et non éternellement à la traîne.

Du savoir faire et de l'audace, étaient précédemment demandés aux poètes. Demandes réitérées...


 

(4ème numéro de la chronique d'humeur « Poésie Poésie » publiée dans la partie magazine de la « revue de littératures » Contre vox no6, HB Éditions, Aigues‑vives, février 1999, rééditée en tract lors du Printemps des poètes de la Ville de Beauvais en mars 2000, ôtée de ses première et dernière phrases...)

 

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